Louis Hamelin Dans le journal Le Devoir |
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La déclaration de Pointe-Bleue Le printemps a beau être le printemps, il ne m'est pas arrivésouvent de tomber amoureux de trente personnes en même temps. Ça doit être un record. Oui, trente personnes, des deux sexes. De tous les âges de la vie. Et dont les occupations normales et paranormales vont de sculpteur forestier à professeure d'université, de philosophe-poète à pharmacienne, de baroudeur du Nord à chef de bande. C'était le rêve de Laure Morali, une femme de mer bretonne qui est allée à la rencontre des Innus, sans forfait d'une semaine tout compris, sans dépeçage de castor précongelé par un chasseur traditionnel recyclé en guide touristique, Laure, qui est tout simplement montée dans un autobus et s'est retrouvée un jour en train de poser des pièges à martres et de culbuter des porcs-épics à la .22, au coeur du pays de l'hiver, au nord de la terre de Caïn, dans les territoires ancestraux. Et c'était en train d'arriver, ce rêve: une vaste table circulaire que n'auraient pas déparée quelques représentants du G8 accompagnés de leurs vizirs, mais nous n'étions que des citoyens de ce pays, appartenant à une nation ayant pignon sur rue à Ottawa et à d'autres nations dites Premières et n'ayant en commun que le fait d'avoir écrit, de nous être écrits, et maintenant il allait falloir passer de la parole à la parole. Quand je me remémore cette scène, c'est le mot «palabre», de l'espagnol palabra, qui me vient à la plume (métaphore archi-usée, j'en conviens, à l'heure où les gamins de Kangiqsualujjuaq peuvent suivre les séances de magasinage de Paris Hilton en temps réel sur leur PC). Ce mot, nous l'avons confiné au pluriel et l'avons investi d'une connotation péjorative, peut-être pour mieux consacrer le fait que le temps de se parler, c'est du passé. Que le «On est six millions, faut se parler» des années 70 a désormais fait place à la course chronométrée du hamster dans sa roulette, le portable dans une main, le iPod dans l'autre. 400 ans d'histoire commune et séparée Palabre. Le sens du mot est riche, son évolution pleine d'enseignements. À l'origine, il désigne un cadeau offert à un roi-nègre pour se concilier ses bonnes grâces, en attendant de le déposséder. Verroterie, tessons de miroir, alouette! Le sens du terme se transmet ensuite aux échanges verbaux, le plus souvent animés, entre conquérants en douce et future chair à colons, et il sert encore aujourd'hui à désigner, en Afrique, des échanges de propos. Mais aussi, d'après le Robert, une «assemblée coutumière où se discutent des sujets concernant la communauté». Quant au mot «parole», sa lointaine filiation gréco-latine le relie à la parabole, cette figure géométrique constituée d'une ligne courbe dont chacun des points est situé à égale distance d'un point fixe et d'une droite, elle aussi fixe, appelée directrice. Notre point fixe, nous l'avions déjà: la Rencontre, et en particulier celle, en face de Tadoussac, du sieur Samuel de Champlain et du grand-chef innu Anadabijou, malin comme tout, car détournant Champlain du Saguenay pour l'envoyer s'établir dans le passage étroit de Stadaconé (Kebec). En échange de certaines facilités commerciales, c'est ainsi que nous avons d'abord servi aux Innus de verrou fluvial contre les Iroquois. Quant à notre ligne directrice, nous ne la perdions pas non plus de vue. Elle était là, courant jusqu'à nous, à travers 400 ans d'histoire commune et séparée, d'histoire de traités, d'amitiés, de trahisons, de traditions et de mépris des traités et des traditions, d'histoire d'histoires, de lois et de développement parallèle, et c'est à cette intersection-là que nous nous trouvions, à essayer d'inventer une courbe qui passerait quelque part entre cette Rencontre et cette Histoire et qui infléchirait nos trajectoires. Nous formions plus qu'une table ronde: une parabole. C'est un livre qui, d'abord, nous avait réunis. Aimititau! Parlons-nous!, dont, participant à cet ouvrage, je n'ai pas l'intention de parler ici, car si je possédais la moindre propension au tripotage d'encensoir et au copinage critique à tour de table, je serais chroniqueur à Je l'ai vu à la radio et non soumis aux austères et exigeantes conceptions éthiques du Devoir. Un livre, donc, nous avait réunis. À Mashteuiatsh, autrefois Pointe-Bleue, cet endroit, bref, qu'une chroniqueuse radio-canadienne au demeurant débordante de bonne volonté, lundi à Desautels, a rebaptisé «réserve de Pointe-au-Loup-Bleu à Chicoutimi». La méconnaissance produit parfois de la bonne poésie. Entendre un petit bout de femme comme Anne-Marie Saint Onge André, de Uashat, inaugurer son allocution par ces mots tout naturels: «Je viens d'un temps où la terre était couverte de glace, où les hommes parlaient aux animaux... », voilà qui repose, je trouve, de n'importe quel discours rédigé par les publicistes à gages des politiciens. D'ailleurs, nous n'étions pas là pour faire de la politique. Pendant trois jours, pourtant, nous n'avons pas posé un seul geste qui ne fût pas politique, et j'inclus là-dedans manger de l'oie sauvage et refaire le monde jusqu'à quatre heures du matin. Parce que c'est notre présence qui l'était. Ne parlons pas ici de la Crise d'Oka, qui fut une sorte de miracle fédéraliste doublé d'une entreprise de relations publiques de l'armée canadienne. Une génération plus tard, il est temps de commencer à rebâtir les ponts qui se sont écroulés pendant l'été où le caporal Lemay est tombé dans la pinède. Je crois même que cette idée, elle flotte dans l'air en ce moment, mêlée au baume printanier et au chant des bruants, à cette lumière neuve capable de faire fondre la banquise de préjugés qui nous divise, de la liquéfier en trois secondes, pareille au feu qu'il y a dans les yeux de Rita Mestokosho. À preuve, aux Intouchables vient de paraître De Kebec à Québec, cinq siècles d'échanges..., cosigné par Denis Bouchard, Éric Cardinal et le chef Ghislain Picard. Une autre rencontre. C'est de là que j'ai tiré l'anecdote sur le grand-chef Anadabijou. En français comme en espagnol, le mot «parole», palabra, veut aussi dire promesse. Samedi, en fin de journée, je me suis retrouvé avec tous les autres sous le shaputuan, ce lieu de réunion tissé de branches souples. La douce chaleur d'un bon feu irradiait des poêles installés à chaque extrémité. Petit verre de vin, tourtière du Lac, et plus tellement envie de parler, en ce qui me concerne. Juste d'observer les échanges autour de moi. Je ne me souviens pas de m'être senti aussi heureux depuis longtemps. Un peu plus tôt, nous étions convenus de nous constituer en groupe de réflexion et de nous revoir tous les ans, à commencer avec ce cri de ralliement: à Mingan l'année prochaine... Anne-Marie est venue m'expliquer comment le cochon, en des temps reculés, s'est retrouvé avec le nez aplati. Elle me traduisait le texte de l'innu au français. Tout le monde devrait connaître cette femme. Elle peut vous sortir l'été comme un chat du sac, et l'esprit de Pointe-Bleue, c'est elle, l'amour déclaré. *** http://www.ledevoir.com/2008/04/12/184706.html *** Aimititau ! Parlons-nous ! Textes rassemblés et présentés par Laure Morali, Mémoire d'encrier, Montréal, 2008, 324 pages
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