L’épée, l’habit par Dany Laferrière
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L’épée
Dès qu’une date a été prise par l’Académie pour mon entrée officielle dans son sein, j’ai pensé qu’il fallait tenir compte des paysages comme de ces visages qui m’ont structuré. Ce furent trois villes : Port-au-Prince, Montréal et Paris. J’ai décidé de les intégrer dans ce moment éblouissant de ma vie. Port-au-Prince me donnera l’épée, Montréal, l’habit vert, et Paris, le vin et les fêtes de l’esprit. Mais je ne saurais oublier Petit-Goâve avec ma grand-mère, qui a façonné ma sensibilité.
D’abord Port-au-Prince où je croise sur ma route depuis si longtemps Patrick Villaire. Des amis de la Fokal (Fondation Connaissance et Liberté) ont évoqué son nom quelques heures après mon élection. Je connais son talent tout empreint de puissance et de sérénité. On a discuté et tout de suite il a compris ce que je voulais. « L’épée d’Académicien n’est pas une arme mais une plume », me lance-t-il. Pas une arme au sens traditionnel, mais quoi de mieux qu’une plume pour être le porte-étendard de la langue. Les artistes sont des êtres angoissés car quelques mois après, durant un voyage à Port-au-Prince, Villaire me confie qu’il lui manque le matériel nécessaire pour faire l’épée. Une bonne forge et des pierres précieuses pour orner l’épée. Tout ce que je veux c’est une épée haïtienne, faite en Haïti avec les moyens du bord. Sur ces entrefaites quelqu’un s’immisça dans la conversation: « Monsieur, ne laissez pas la France vous armer, votre épée doit être fabriquée en Haïti. » Ce n’était pas à mes yeux une arme de guerre, mais malgré tout je sentis la force symbolique de l’épée. Villaire sourit en me glissant que l’épée sera faite en Haïti.
Ensuite je me suis tourné vers Montréal pour l’habit vert. Un seul nom me vint tout de suite à l’esprit, et c’est Jean-Claude Poitras. Poitras symbolise la haute couture au Québec, celle que j’ai connue à mon arrivée vers la fin des années 70. Tout le monde le connait puisqu’il a habillé des générations de femmes. C’est un homme courtois. Si j’ai fait confectionner cet habit au Québec c’est pour deux raisons. D’abord parce que Montréal est la ville où j’ai vécu le plus longtemps, ensuite l’idée du vêtement sied bien à Montréal. C’est au Québec que j’ai pris conscience de ma peau. La température est si constante en Haïti qu’on pourrait y vivre sans avoir aucune conscience de sa peau. Pas à Montréal en hiver. Donc le vêtement c’est Montréal. Pour confectionner un tel vêtement, il faut un couturier Jean-Claude Poitras, un tailleur Mark Phillipe et une brodeuse, Jeanne Bellavance. Pour le tailleur, ce fut aisé car Mark Phillipe est connu pour sa compétence. Poitras eut toutes les difficultés du monde pour trouver une bonne brodeuse. Il n’y a que cinq au Québec, et peu de gens ont envie de se lancer dans une telle aventure : près de 500 heures de travail. Finalement Jeanne Bellavance accepta.
Quel est le lien entre ces trois ? Le café. J’ai invité Poitras au café Cherrier. Il s’étonna que je prenne du thé à la place du café, car il venait de lire un de mes romans : « L’Odeur du café ». À l’époque le café me rendait si nerveux que je ne pouvais tolérer que son odeur. Quant Mark Phillip, le tailleur, chaque fois que je pénétrais dans son magasin, il m’offrait du café. Étonnamment, je pouvais tolérer son café. Au fur et à mesure, je voyais l’habit épouser mes formes si étroitement que j’ai pensé qu’il me faudrait éviter de grossir ou de maigrir jusqu’à la fin de ma vie d’Immortel. Heureusement que ce bienveillant tailleur me fit savoir qu’on pouvait l’élargir ou le rétrécir à volonté. Jeanne Bellavance m’invita à la voir au travail, elle fut si nerveuse, alors qu’elle avait fait un fabuleux travail de broderie (500 heures), qu’elle fut nerveuse au point d’oublier la cafetière sur le feu durant l’heure de notre rencontre.
On peut toujours compter sur Paris pour le vin et les conversations brillantes, ce qui fait d’elle, à mes yeux, une ville magique.
Biographie de Patrick Villaire, sculpteur de l’épée
Patrick Villaire est né le 16 septembre 1941 à Port-au-Prince. Il a étudié le dessin à la Galerie Ramponeau à Port-au-Prince (1955-1958) et la céramique au Centre de céramique d’Haïti (1956-1959). Membre fondateur, animateur, enseignant au Centre artistique et culturel Poto Mitan, avec Wilfrid Austin, dit Frido et Jean-Claude Garoute, dit Tiga. Assistant à la section précolombienne du Bureau d’ethnologie d’Haïti de 1976 à 1980. Depuis 1994, il travaille à la création des structures d’approvisionnement en eau potable dans les quartiers défavorisés.
Expositions individuelles :
1972 : « An experience in Haïtian culture« , The New York Public Library, New York, États-Unis
1985 : « Sculptures et dessins », Musée d’art haïtien, Collège Saint-Pierre, Port-au-Prince, Haïti
1996 : « Réflexion sur la mort », Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, France.
2015 : Exposition collective au Grand-Palais avec d’autres artistes haïtiens vivant en Haïti ou à l’étranger, comme Mario Benjamin et Hervé Télémaque.
L’habit
L’habit vert de l’Académicien Dany Laferrière se compose d’un costume 3 pièces.
Le gilet de couleur écru est confectionné dans un tissu italien dont la composition
est la suivante : 50% soie et 50% laine.
Le pantalon droit et la veste queue de pie de longueur redingote sont confectionnés
dans une matière tissée en Angleterre (90% mohair et 10% laine) produite pour la grande maison française Dormeuil. La veste dont l’avant est plus court que le dos a un col officier.
La cape est fabriquée dans un tissu anglais 100% laine.
L’ensemble est complété par une chemise au col cassé et un nœud papillon blancs.Biographie de Jean-Claude Poitras
Né à Montréal le 18 juin 1949, Jean-Claude Poitras est un créateur de formes et un designer multidisciplaire qui domine la scène de la mode au Québec depuis plus de 40 ans.
Il habille plusieurs personnalités connues du milieu culturel, comme Andrée Lachapelle, Fabienne Thibault, Clémence Desrochers, Robert Charlebois et Jean-Pierre Ferland.
Les Broderies, par Jeanne Bellavance
Conception des dessins et réalisations des broderies par Jeanne Bellavance, brodeuse professionnelle à Montréal.
Ce travail a nécessité 500 heures, consacrées aux recherches à l’échantillonnage qui définirait les dessins, les coloris et les points, aux sessions d’explications passées avec le patronniste, qui n’avait jamais eu à fournir un travail destiné à être brodé, à la création de tous les dessins devant être reportés sur les diverses parties du patron, aux montages sur métier et, bien sûr, à la réalisation des broderies.
Aux motifs de rameaux d’olivier tel qu’exigé dans la charte de l’Académie française, les broderies ont été réalisées avec des fils de soie, 3 tons de vert, un ton de jaune et un fil d’or.
Les soies proviennent de la maison française « Aux vers à Soie » fondée à Lyon en 1820, fournisseur des brodeurs qui réalisent des habits d’Académiciens en France. Le fil d’or, qui porte le nom de « Louisor » et qui contient un pourcentage de « vrai or », provient de la maison dorures Louis Mathieu, fondée à Lyon en 1888.
La point de broderie a été fait avec la technique du crochet de Lunéville. Point de chaînette et point tiré. Ce crochet reconnu dans la région de Lunéville en Lorraine est un petit outil utilisé principalement pour les broderies de perles, paillettes et fils dans les maisons de haute couture. Le verbe « lunéviller » et le terme de brodeuse « lunévilleuse » ont disparu des dictionnaires au milieu des années 50. Pourtant ce métier existe toujours et est même encore enseigné.
J’ai étudié en broderie professionnelle à Paris en 2 temps : 6 mois en 1990 au lycée professionnel Ganneron dans le 18ème arrondissement avec Josiane Leclert, qui a su me transmettre sa passion et l’amour du savoir-faire. Puis 4 mois en 1993, au tout début de l’école de broderie Lesage, qui m’a permis d’enrichir mes connaissances dans l’utilisation des matières.
Il était certainement improbable que j’ai à réaliser un habit d’académicien, mon atelier se situant à Montréal, au Québec… Je remercie donc Dany Laferrière d’avoir pris la décision de le faire.
Jeanne Bellavance travaille toujours à Montréal, où elle poursuit ses recherches en broderie tridimensionnelle. Ses expositions de sculptures en tissu brodé connaissent un grand succès.
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